Nos rues sont remplies de gens qui parlent tout seuls. C’est banal et troublant en même temps. Car, à chaque fois, en les croisant sur le trottoir, notre attention se déroute, même furtivement, vers leur comportement singulier. Ils parlent bien, d’une voix audible, forte et pleine d’énergie dialoguante. On cherche l’interlocuteur auquel ils s’adressent, on ne voit personne, leurs correspondants sont toujours ailleurs.
Hier encore, ces champions de l’aparté et du monologue en plein air, ces petits Hamlet lâchés dans la nature, loin de leur royaume, passaient pour des allumés, des zinzins, des bizarres en conversation secrète avec les hiboux. Le fou du village, aujourd’hui, colonise les villes. Il porte à l'oreille un petit bâtonnet blanc, un coton-tige relié à son téléphone portable rangé dans la poche.
Cette téléphonie embarquée lui donne de l’importance. Ce n’est plus un prince égaré venu du Nord, un héritier en proie à ses angoisses, à ses célèbres «To be or not to be» qui restent sans réponse; c’est un Narcisse bavard et rayonnant, passant le plus clair de son temps à s’écouter parler dans l’espace public, son estrade à lui, son théâtre ambulant.
Il s’écoute et se regarde, il étale sa colère, y ajoutant force gestes et mimiques – tout n’est pas simple au téléphone -, il expose son impatience du rendez-vous à venir («J’arrive chérie, attends-moi…»), il confesse son doute existentiel sur le contenu du frigidaire familial («Ne penses-tu pas que l’on devrait racheter des œufs pour ce soir?»).
Tout cela est exprimé d’un ton de plaideur, la nuque droite, en franchissant la chaussée d’un pas toujours assuré, sans se soucier des voitures qui arrivent de la droite et de la gauche. Il est en représentation, c’est à nous de le respecter; il installe l’urgence, sous le regard des autres. Sa vie est, à cet instant qui se répète à l’infini, plus essentielle que la mienne, moi le localier à la petite semaine, observant bouche ouverte le monde comme il va. De mon regard ahuri qui se pose sur lui, l’homme aux boucles de Q-tips en tire aussitôt matière à contentement. Il est pleinement reconnu dans son statut connecté.
Je me moque? Oui, je me moque un peu, en assumant cette ironie qui me rapproche d’Alceste, cet asocial au grand cœur pour lequel Molière a écrit une pièce fameuse, aujourd’hui à l’affiche du Théâtre de Carouge, dans cette salle de spectacle provisoire appelée joliment La Cuisine. Lieu provisoire mais magnifique, scène généreuse, éclairée avec élégance. On voit bien de partout, y compris ce «petit coin dans le noir», à gauche du plateau, où le personnage principal, incarné par l’acteur Gilles Privat, cultive sa misanthropie.
Les collégiens sont nombreux chaque soir à l’applaudir. Juste avant le lever du rideau, un placeur s’avance dans la rangée qui leur fait face et leur lance un ferme: «Eteignez vos portables. Je ne veux plus les voir, je ne veux plus les entendre. Enterrez-les!» Deux heures de déconnexion, sevrage pour tous. Dans le tram du retour, les portables exhumés se vengent. Des voix, des rires enregistrés et de la musique dans les oreilles.
«Vous avez aimé le spectacle?» La question reste suspendue dans le vide. Elle n’a pas été entendue. L’échange en direct, en se regardant dans les yeux, c’est bon pour le théâtre, une fiction qui n’a plus sa place dans la vraie vie.
Bon d’accord. A la semaine prochaine, toujours en direct du théâtre de la rue…
https://www.radiolac.ch/podcasts/les-signatures-15012019-112021/