Taïaut ! Taïaut !, cher Philippe!
Difficile de ne pas le savoir, la chasse est arrivée !
Impossible d’entrer dans un restaurant sans que les menus « chasse » vous sautent aux yeux, sans que la carte déborde de chevreuil, de cerf, de sanglier, et que le serveur insiste lourdement: la chasse est arrivée, profitez, madame, mais enfin, profitez!
Sonnez trompettes, résonnez hautbois, c’est chaque année pareil, et c’est encore pire qu’aux premiers frémissements de l’été lorsque les mâles sentent l’appel de la grillade, l’appel du Cromagnon en eux - rien que la viande crue, le feu, et eux.
C’est encore pire parce qu’en matière de chasse, tout le monde s’y met. Les bistrots de mon quartier, les supermarchés, les petites boucheries, les restaurants gastronomiques. Tout juste si le McDonald’s ne propose pas un Mac Chasseur! La chasse arrive et soudain, d’un coup tout le monde s’excite: ça sent le sous-bois, les bottes de cuir des chasseurs, le fusil en bandoulière, on entend quasiment dans les rues de nos villes sonner l'hallali et aboyer les chiens de chasse qui bavent sur le chevreuil acculé dans un fourré.
Mais quel bla-bla ! Quelle belle fumisterie que cette « chasse » !
Vous le savez autant que moi, cher Philippe: il n’y a pas plus de «chasse » dans mon assiette quand je commande du civet de cerf que lorsque je choisis une côtelette de porc ou d’agneau ! On pense manger de la chasse, on dit manger de la chasse, mais de fait on mange de simples animaux d’élevage, qui ont été nourris, protégés, élevés dans des enclos bien douillets. Rien qu’en France, on compte 1.500 élevages où sont produits chaque année, tenez-vous bien, 14 millions de faisans, 5 millions de perdrix, 1 million de canards colvert, 150’000 lièvres, 10.000 cerfs et autant de daims.
Et tout le monde fait semblant! C’est comme les fameux filets de perche du Léman : les chances de manger des filets de perche pêchés dans le lac Léman dans un restaurant sont aussi hautes que celles de déguster un steak de dahu des Alpes. Mais on continue à cultiver le mythe des sacro-saints filets de perche du Léman, parce qu’on aime imaginer notre lac fécond, irremplaçable et inépuisable. Y’en a point comme nous, voyez-vous!
C’est la même chose pour la chasse: c’est un mythe! Un vaste fantasme que l’on assouvit chaque automne! Le fantasme, évidemment, de la viande avant les poulets en batterie et les abattoirs déprimants. Le fantasme, évidemment, du temps où la viande ne se trouvait pas dans des barquettes en plastique de supermarchés. Et puis le fantasme, viril, mâle, ancestral, du chasseur que nous étions forcément tous un jour!
On s’y croit, l’espace d’un repas! Le temps de dévorer sa selle de chevreuil, on redevient un homme sauvage; on est Buffalo Bill, David Crocket, on est Brad Pitt dans «Légendes d’automne», on est Daniel Day Lewis «Le dernier des Mohicans». On dévore sa viande faisandée, ses spätzlis et ses choux de Bruxelles, comme si l’on avait étranglé l’animal de nos propres mains, et plongé nos dents dans son coeur sanguinolant et encore chaud.
Il faut nous voir manger notre chasse pour comprendre qu’il manquera toujours quelque chose aux hommes des villes. Quelque chose que les femmes ne peuvent pas comprendre.
Est-ce grave pour autant, docteur ?
Non. Tant qu’on ne donne pas un fusil à tous les amateurs de chasse dans leur assiette pour en faire des chasseurs pour de vrai, tout va bien, bon appétit!