Il faut maintenant dire la vérité. Après six mois de chroniques angéliques au ras du bitume, d’éloge sans réserve du dehors, le localier qui vous parle doit confesser l’angoisse qui le rattrape à chaque fois qu’il se risque dans la rue.
Il a peur des chiens. Oui, j’ai peur des chiens. De tous les chiens, quelle que soit leur race, quelle que soit leur taille, du chihuaha miniature au caniche royal, du cocker anglais au berger allemand.
Sachant que notre canton compte environ 30 000 canidés carnivores, dûment pucés et vermifugés, la chance d’en croiser au moins un est quotidienne. J’ai tout essayé pour domestiquer ma peur, en allant au contact des sociétés de cinologie, en multipliant les reportages au pays des molosses, en interviewant leurs maîtres, en suivant la brigade canine de la police genevoise, en passant aussi mes week-ends à couvrir les concours de beauté à Palexpo… Peine perdue. Rien n’a changé pour moi.
Mon «flip» reste le même; quand une bête à quatre pattes surgit sur le trottoir, je me fige, je deviens blême, je fais le poireau, immobile entre mes batôns de marcheur. Ces deux tiges en carbone me servent de tuteur: leur rigidité calculée absorbe mes tremblements, je ne bouge plus, je disparais derrière cette statuaire ridicule, «l’asperge du pauvre», contre laquelle l’animal qui me terrorise sans le savoir peut venir, en cas de besoin, lever la patte.
Oui, j’ai tout essayé, poussant le zèle éducatif jusqu’à combattre ma peur du chien par un chien. Pendant deux jours, le temps d’un week-end, j’ai pratiqué le «dog-sitting», assurant à ma demande le gardiennage d’un bouledogue français, un bicolore à museau court, souffrant comme moi d’asthme allergique et d’apnée du sommeil.
J’ai mis 24 heures à comprendre comment fonctionnait l’enrouleur de la laisse télescopique, obligeant Ulysse - c’est son nom - à faire plusieurs fois le tour du mobilier urbain pour nous détacher ensemble des candélabres et des poubelles. Je me suis familiarisé avec cette réalité sur laquelle le localier que je suis a beaucoup écrit, mais sans jamais se baisser: la déjection canine, que l’on ramasse à la main dans sa tiédeur d’origine, en apprenant à manier le sachet comme une mitaine retournée, en veillant à agréger au passage un petit tas de copeaux, histoire de donner à ce transit répété une consistance bienvenue.
J’ai surtout compris que l’on ne pouvait pas se cacher derrière un chien comme on le fait – j’en suis contumier - derrière un humain. Mes collègues photographes connaissent par cœur mes lâchetés, ils savent ce que veut dire ma politesse de circonstance: «Passe devant, l’image prime sur les mots, je te suis comme ton ombre…»
Mon bouledogue au souffle bref est trop court sur pattes pour me faire de l’ombre. Me voici à devoir arbitrer des conflits que je n’ai pas voulus, à m’interposer, à me retrouver là où mes pires ennemis, mes pires cauchemars ne m’avaient jamais envoyé: entre deux chiens, entre deux mâles dominants, et moi au milieu, tirant comme un damné sur cette maudite laisse rétractable en cuir de bœuf qui fait le yoyo au bout de mon bras, sous le regard mi-accablé mi-moqueur des usagers des TPG, un dimanche matin dans le tram 12, entre les arrêts Bel-Air et Molard.
J’ai peur des chiens.
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