Que fait le localier lorsqu’il ne met pas le nez dehors ? Il se rêve en navigateur au long cours et regarde en direct l’arrivée de la Route du Rhum sur son écran domestique de petit routeur en chambre. Voilà déjà une semaine que ces icônes de bataille navale se disputent un fond bleu virtuel, sans rien cacher de leur vitesse ni de la distance qui leur reste à parcourir pour toucher au but. Des silhouettes de bateaux miniatures pareilles en taille et en couleurs aux camions de pompiers des opérateurs de centrale d’alarme.
Dans les deux cas, une course contre la montre. La reconstitution sur écran de cette compétition au large fascine le localier au pied sec qui n’a jamais de sa vie navigué sur les océans, qui ne jure que par le bitume, qui ne sait que traverser la chaussée en passant d’un trottoir à l’autre.
Sacrée traversée en effet. Encore qu’à Genève, elle se mérite parfois. A certaines heures, lorsque la circulation est formée comme on le dit de la mer, les vagues déferlent sur les quais, les coques se touchent, les châssis sont bord à bord; rejoindre le lac, quand on vient de la terre, au milieu de cette régate mécanique et polluante, tient de l’aventure.
Mais ce lundi, peu après 4h du matin, c’est chez soi, bien au chaud, en avalant les cafés pour se tenir éveillé, que l’aventure se joue. Un jeune et un vieux. Trois décennies les séparent. Sur l’eau, ils sont dans un mouchoir de poche. Après avoir traversé l’Atlantique, ils viennent de faire, sans se quitter, le tour de la Guadeloupe, de jour et maintenant de nuit. Ils entrevoient à l’horizon les lueurs de Pointe-à-Pitre.
Une dernière manœuvre à la lampe frontale et les bateaux filent vers l’arrivée. C’est le vieux qui gagne, Francis Joyon 1er, François Gabart, 2e. Francis et François, une semaine que ces deux prénoms si proches se défient sur des monstres à trois coques. Le localier tient son rêve et sa revanche. Il a le même âge ou presque que le vainqueur. De tous les sports d’élite, la voile est bien la seule discipline qui permet de redistribuer les cartes générationnelles, d’inverser sur le podium les dates de naissance.
Le jour se lève sur Genève. Un premier message de félicitations adressé au navigateur en charentaises. Une jeune collègue, Aurélie, localière elle aussi, mais voyageuse - elle revient d’un reportage à Bora-Bora, dans le Pacifique sud - ; ses mots sont sobres mais sincères. Citation : « Ces vieux, c’est des solides…» Le compliment au pluriel fait plaisir. Francis et les autres, ces frères d’armes, même décennie, même combat.
Un verre de rhum et au boulot. Il pleut sur la Guadeloupe, il fait gris sur Genève. Quartier de la Jonction, en descendant le pont Sous-Terre. En aval, pile au milieu du Rhône, un homme remonte le fleuve à contre-courant. Crawl de manuel, bonnet en néoprène pour prévenir les migraines. L’eau est à 12 degrés. On l’interpelle en le félicitant. « Bravo, Monsieur. Vous avez quel âge ? » La réponse en souriant, le visage détendu, d’une voix à peine essouflée : « J’ai 62 ans comme Francis Joyon. Je m’offre une petite nage en solitaire pour fêter sa victoire. »
Respect, de Pointe-à-Pitre à Genève.
À la semaine prochaine, Dehors, sous la bise noire des marins d’eau douce.