Petite question préliminaire à l’attention de l’ami des bêtes. Quel est selon vous l’animal de compagnie du localier qui affectionne le plein air, les gens dans la rue, le cortège de l’Escalade sous la pluie?
L’animal préféré du localier est le chat de gouttière. Il vit entre le dedans et le dehors, sans litière fixe, chat errant, sauvage mais pas trop, n’hésitant pas à venir se frotter aux humains quand il a faim. Lui et ses congénères vivent une fin d’année agréable. Ils fêteront Noël au chaud, dans la salle d’exposition de la Bibliothèque de la Cité, au pied de la Vieille-Ville.
L’accrochage collectif qui les met en vedette rend hommage à celui qui fut, à la fin du XIXe siècle, leur meilleur portraitiste: le peintre et illustrateur Théophile-Alexandre Steinlen, né à Lausanne en 1859, mort à Paris en 1923. Adopté par la bohême de l’époque, une ruelle de la butte Montmartre porte son nom, lui l’inventeur du 9e art, la bande dessinée, même si les spécialistes considèrent que Rodolphe Toeppfer est le véritable créateur et le premier théoricien de cet art.
Querelle d’historiens. Ce n’est pas notre propos. Steinlen aimait les chats en liberté, les chats sans maître, il savait les mettre en scène avec beaucoup de talent et de générosité dans des planches séquencées qui continuent à inspirer les auteurs de BD les plus connus du moment. C’est cela que raconte l’expo de la Bibliothèque de la Cité: une quarantaine d’artistes bédéistes jouent ensemble à « chat perché » en saluant avec humour et impertinence parfois leur inspirateur.
L’impertinence de certains a fortement déplu aux défenseurs de la morale bien-pensante. Ils ont vu de la pornographie dans le dessin de Zep qui nous livre son autoportrait en loup-garou; il ont cru reconnaître l’éloge de l’homosexualité dans la planche d’Aloys ; ils ont interprété la scène dessinée par Tirabosco comme une incitation à la zoophilie. On se pince.
La Bibliothèque de la Cité – qui n’est pas une galerie privée mais un service public ouvert à tous - a dû se résoudre, en accord avec son ministère de tutelle, le Département municipal de la Culture et du Sport, à dissimuler les œuvres jugées scandaleuses sous des caches escamotables, histoire de ne pas exposer les âmes sensibles à cette triple représentation licencieuse.
On se pince, à l’heure où la pornographie, la vraie, se consomme d’un simple clic sur nos petits écrans portatifs, trois artistes accomplis exposant dans notre ville se retrouvent sous la menace d’une plainte brandie par nos pisse-froid locaux. L’un d’eux est membre d’un parti dont on taira le nom, dont les convictions en matière de police esthétique auraient largement leur place dans le nouveau gouvernement ultraconservateur du Brésil.
Comment répondre à cela ? En se rendant sans plus tarder voir cette exposition passionnante. En y emmenant le petit dernier, en invitant son frère aîné à soulever le cache pour que toute la famille réunie apprécie, à leur juste valeur artistique, les chats dissimulés. Bref, en se comportant en citoyen libre et responsable. Ce n’est pas un mot d’ordre, c’est un conseil amical. Il est apparemment entendu. Depuis que l’affaire a été rendue publique, la Bibliothèque de la Cité connaît un pic de fréquentation élevé.
L’exposition « Chats » qui nous vient de Lausanne – elle a été initiée par le festival BDFIL – est à voir jusqu’au 26 janvier. Ne la manquez pas, elle est formidable. L’humour étant une catégorie de l’intelligence, vous en sortirez instruits pour lutter contre la bêtise humaine.
Amis des chats, à la semaine prochaine.