Est-ce le fait, plutôt réjouissant, de voir chaque week-end ou presque les jeunes générations voler au secours de la planète en occupant la rue? Est-ce la proximité, moins enthousiasmante, du prochain Salon de l’automobile à Palexpo ? Toujours est-il qu’à l’échelle de notre ville, les voitures de tourisme n’ont jamais paru aussi grandes, aussi larges et aussi puissantes.
Sous la neige mouillée de vendredi dernier, Genève faisait penser à un village étape du rallye Paris-Dakar. Au passage des gros 4x4, les projections floconneuses arrosaient copieusement les trottoirs un peu comme s’il s’agissait d’une tempête de sable. Les rares piétons, les rares cyclistes se faisaient copieusement doucher. Des giclures giflantes provoquées par des roues surdimensionnées qui adhèrent à la perfection à la chaussée glissante.
Les gros 4x4 affectionnent les intempéries, les pluies tropicales comme les sols gelés. Ils en tirent un supplément d’invincibilité, ils s’imposent à tous dans la circulation; ils se montrent dominateurs et triomphants dans leur habitacle rehaussé; ils surplombent, ils sont les rois du monde motorisé.
On les croise désormais à chaque coin de rue. Sans trop savoir si un homme ou une femme est au volant. Derrière les pare-brises teintés, les silhouettes se ressemblent. Ces caissons d’isolation sensorielle ne renvoient rien vers l’extérieur, sinon mon regard de pauvre mortel qui se réfléchit un bref instant sur la portière, avant de disparaître sous ce trop-plein de brillance écrasante.
Le mot n’est pas exagéré. Le gros 4x4 écrase en effet de sa présence l’espace public. A l’arrêt, son gabarit boursouflé, son châssis hypertrophié transforment la place de stationnement en podium. Il est à l’étroit, il déborde de chaque côté, le mobilier urbain se montre beaucoup trop étriqué pour lui.
Alors, il s’installe, il monte sur les trottoirs, il efface les passages piétons en se plaçant toujours en tête de colonne. Lui devant et nous derrière, horizon bouché, on ne voit plus rien, sinon cette forteresse ambulante qui obstrue jour et nuit le paysage urbain, qui vient se garer sous nos fenêtres, en s’alignant sous nos balcons, au point que l’on imagine son occupant surgir dans le salon, tel un aventurier qui vient d’échapper à une action terroriste, qui sort tout habillé d’une ruine fumante, bref qui tourne un sketch publicitaire en faisant la promo de son nouveau 4x4 de rêve.
A ce stade, ce n’est plus le conducteur qui fait la voiture, mais la voiture qui fait le conducteur. Car de son coffre, au même instant, il sort une poussette géante, un modèle Carrera (sic) équipé de huit roues et de freins à disque. L’héritier a pris place dans l’habitacle. Comme son père, il disparaît derrière les enjoliveurs, les sacoches latérales remplies de couches (ces airbags à lui), la capote rétractable «habillage de pluie».
Il se déplace dans sa maison portative comme son géniteur dans son 4x4. Il vient de naître, il ne marche pas encore, mais il a besoin de place sur le trottoir, il a besoin de toute la place. Il faut s’écarter à son passage, il faut s’excuser de ralentir sa course.
Ce nourrisson qui me roule sur les pieds est partout chez lui. Il remonte dans son carrosse chromé, il ordonne à son chauffeur d’allumer le moteur, de partir pour un nouveau raid dans la ville, de contribuer avec constance au réchauffement de la planète.
Grâce à ces deux chiffres merveilleux, qui s’accouplent et se multiplient: 4 fois 4, de père en fils. Yes!
À la semaine prochaine.
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