Un homme est assis sur un muret en pierre le long de la route de Frontenex, sur les hauteurs du quartier des Eaux-Vives. Il ne fait rien, il fume cigarette sur cigarette et semble lové dans le vide d’une après-midi qui s’éternise, le col de sa veste relevé jusqu’aux oreilles car la bise est forte et glaçante, ce dimanche à Genève.
En remontant à pied cette artère qui s’éloigne du centre-ville, on passe devant l’entrée de la plus belle salle de spectacle de Genève, celle du Théâtre Am Stram Gram, où l’enfance et la jeunesse ont leurs places réservées à la saison. En poursuivant notre marche sur le même trottoir, on se retrouve, nez à nez, en face d’un arbre deux fois centenaires, un cèdre du Liban planté là en 1820, que l’on contourne pour rejoindre à nouveau cet homme sans âge, venu de nulle part, attendant que s’ouvre son adresse de repli, un abri de protection civile construit sous un terrain de sport en herbe, auquel on accède en empruntant une rampe en béton.
Locataire à l’année de ce lieu qui pratique l’accueil inconditionnel, notre homme chemine à petits pas vers la porte blindée qui vient de s’ouvrir comme chaque soir à la nuit tombante. L’équipe a pris son service, une femme, beaucoup plus jeune que lui, l’attend sur le seuil, lui sert la main en lui demandant comment s’est déroulée sa journée, s’il va bien, s’il a faim.
Il a faim, car il n’a rien mangé depuis le matin. Un repas chaud l’attend, une douche s’il le souhaite, enfin un lit, toujours le même, le sien, au fond d’un dortoir collectif où il a ses habitudes nocturnes.
Son voisin de couchette est plus bavard. Il aime animer l’espace, raconter sa vie, rire aussi, un sacré tempérament dont les bons mots font oublier le manque de lumière naturelle, la bassesse des plafonds et ce confinement sécuritaire d’une autre époque, conçu par des bâtisseurs de la peur, en prévision d’une guerre qui n’a jamais eu lieu.
Nous voici au cœur du dispositif de l’urgence sociale à Genève, le domicile fixe des grands précaires. Ce lieu a désormais son histoire, c’est le laboratoire vivant des liens humains par temps de crise, le refuge des laissés pour compte, le terrain d’apprentissage permanent de ces travailleurs de l’ombre qui se dépensent sans compter dans l’accompagnement social et les soins communautaires.
Tous figurent dans un document récemment paru qui raconte l’activité de cet abri durant la dernière période estivale. Il fermait l’été, il ne ferme plus, la Croix-Rouge a assuré cette continuité nécessaire avant de passer le témoin à la Ville de Genève qui gère l’adresse chaque hiver.
Un document instructif et passionnant qu’il faudrait distribuer dans les écoles, les banques, les théâtres. Des bénéficiaires s’expriment, dans des lettres poignantes écrites à la main. Citation : « Sans tout ça, sans cet amour que vous donnez, rien ne pourrait fonctionner. Je le dis du fond du cœur, vous êtes mes superhéros. Je pourrais remplir un cahier de 500 pages avec un seul mot, merci. Ma reconnaissance est sans limite pour tous ceux qui travaillent à la PC.»
A la PC, pour protection civile, un acronyme typiquement helvétique. Genève fait collection de ces réduits bétonnés et imprenables. Tout en ayant son Palais - Eynard, il s’appelle – donnant sur le parc des Bastions. Un bâtiment chauffé, occupé la journée mais vide la nuit.
On se prend alors à rêver. Lorsque demain, par grand froid, les abris afficheront complet, ne pourrait-on, à l’exemple annoncé de l’hôtel de ville de Paris, exploiter notre palais d’hiver à des fins moins protocolaires, en le transformant – pourquoi pas - en accueil de jour et halte de nuit pour les plus démunis ? Le symbole serait fort et nos élus, réputés dépensiers, en seraient eux aussi, n’en doutons pas, les premiers bénéficiaires.
A la semaine prochaine, Dehors, les deux pieds dans la neige.