C’est l’incertitude chez nos voisins français. Après l’attentat de Strabourg, le gouvernement a appelé les gilets jaunes à ne pas manifester demain, samedi.
Au sein du mouvement, c’est un peu la cacophonie. Et la grande disparité parmi membres commence à créer la division. Une partie des gilets jaunes estime qu’avec les mesures annoncées par Emmanuel Macron, un pas a été fait dans leur direction, et qu’il faut maintenant cesser les blocages. D’autres, au contraire, pensent que le chef de l’Etat ne leur a accordé que des « miettes ».
Parmi eux, certains sont extrémistes et veulent en découdre avec les institutions, d’autres sont au chômage et vivent dans la pauvreté, d’autres travaillent mais estiment ne pas être suffisamment valorisés et payés.
Dans cette foule hétérogène de gens, il est difficile de dégager des points communs. Ce qui est sûr, c’est que ces gilets jaunes sont issus des périphéries. A l’époque Jean-Pierre Raffarin parlait de la France d’en bas. Moi je parlerai plutôt de la France d’à côté. La France des banlieues, des contours. La France derrière le périph’.
Je connais bien cette France, puisque j’y ai grandi. Ce sont des villes pas désagréables. On s’y installe parce qu’on veut avoir un petit loyer, ou acheter une maison abordable. On a son logement, parfois on le construit, même. Le rêve, d’être propriétaire. Pour vivre, il y a la voiture. Peu de trains, presque pas de bus. Les ados circulent en scooter, les adultes en Fiat ou en Opel. A côté de la maison, dans le quartier, il n’y a rien. Très souvent. Pas de boulangerie, pas de boucherie, pas de commerce. Pas de café, pas de ciné.
C’est pour cette raison que le mouvement a peu de chances d’essaimer en Suisse. Chez nous, la classe moyenne souffre aussi beaucoup. Mais la richesse du réseau ferroviaire suisse évite aux villages reculés de se sentir délaissés. Dans ces régions, il existe encore une presse régionale forte, des cafés, et la religion y est plus implantée. Et tout cela, c’est du lien. Un système fortement décentralisé est un antidote aux gilets jaunes.
Mais en France, pour travailler, on fait 30, 40 minutes de voiture le matin. Chez soi on est bien, on est tranquille. Comme les salaires n’augmentent pas, mais que les prix, eux, s’envolent, on réduit ses loisirs, on se met à compter. On ne va plus chez le boucher, parce qu’Auchan c’est moins cher. Le cinéma c’est loin, alors on regarde Netflix. Et de plus en plus, on est seuls. Dans ces zones, la vie sociale est plus difficile. Plus lointaine. Y’a pas de marché à proximité. Il faut se déplacer loin, pour tout. Du docteur, au cours de danse.
Alors au-delà des problèmes sociaux et économiques évoqués par les gilets jaunes, je crois que cette mobilisation prend sa source dans l’aménagement du territoire. Parce que ces manifestants couleur poussin, en fait, en se retrouvant sur les ronds-points, ils recréent du lien. Ils se trouvent une nouvelle famille, des amis, se sentent moins seuls.
Je ne dis pas que je suis d’accord avec tout ce qu’ils font et disent.
Je dis juste qu’il ne faut pas sous-estimer la puissance du collectif. Ou plutôt, la puissance du besoin de collectif. Et ce collectif, les gilets jaunes ne l’ont pas trouvé dans l’église, dans les partis politiques ou les associations, ils l’ont trouvé spontanément, via les réseaux sociaux, Facebook en tête. Et dans la France des marges, où le premier café à la ronde est à 20 bornes, ben ce n’est pas rien.
Pour évoquer cette dissolution du lien collectif et durable, le philosophe polonais Zygmunt Bauman avait inventé le terme de « société liquide », où les individus ne sont définis que par leurs actes de consommation, qui peuvent changer, bouger. Je crois que les gilets jaunes montrent les limites de ce modèle. Notre société veut du solide. Avant ça, on pensait que les gens étaient de plus en plus retranchés sur eux-mêmes, s’en fichaient de la politique.
Les gilets jaunes montrent que c’est faux. Au contraire : cette population refuse son isolement social et géographique. Elle veut être entendue par l’Etat, elle réclame une intégration.
Et rien que pour ça, cela me réjouit. Les casseurs, les abus, je les condamne. Mais que sur un rond-point, des gens se mettent à parler politique, ensemble, pour moi c’est un progrès. Alors on verra bien demain s’ils sont nombreux à manifester. Et vraiment, sans rancune.